L’affaire France Télécom est le nom donné à l’épidémie de souffrance au travail qui a frappé les salariés et fonctionnaires de l’entreprise à partir des années 2000, et a cumulé dans la “crise des suicides” (35 morts entre 2008 et 2009). C’est aussi le nom donné à la procédure pénale qui, sur la plainte du 14 décembre 2009 du syndicat SUD PTT, a débouché sur le jugement du 20 décembre 2019 par lequel le tribunal correctionnel de Paris a prononcé la condamnation pour harcèlement moral de la société Orange, de son PDG de l’époque, et de six cadres dirigeants. Cette condamnation fut confirmée sur appel partiel de deux prévenus, par un arrêt du 30 septembre 2022 de la cour d’appel de Paris aujourd’hui définitif.
En marge du procès pénal, les tribunaux administratifs ont aussi eu à connaître de cette affaire et il en est ainsi de celle, prise en charge par le cabinet, au nom de la veuve et des enfants de Monsieur F., fonctionnaire d’Orange ayant exercé l’emploi de chargé d’affaires aménagement réseau (“CHAFFS”), qui a mis fin à ses jours en 2014, par un geste suicidaire que la société Orange a reconnu comme accident de service en 2015.
Le contentieux administratif a pour objet, dans cette configuration, de faire reconnaître le droit à indemnisation des ayants-droits, en leur nom et en celui de leur mari et père décédé, sur deux fondements : la responsabilité sans faute qui naît du caractère créateur de droits de la reconnaissance de l’accident de service (pour l’indemnisation des préjudices patrimoniaux d’une autre nature que la perte de revenus, et des préjudices personnels), et la responsabilité pour faute qui naît de la reconnaissance d’un harcèlement moral et d’un manquement à l’obligation de sécurité et de protection (pour l’indemnisation intégrale des préjudices subis par le fonctionnaire décédé et ses ayants-droits).
Saisi de cette requête, le tribunal administratif de Bordeaux reconnaît en premier lieu que le dossier apporte les présomptions suffisantes de harcèlement moral, en partant d’une référence à l’arrêt du 30 septembre 2022 de la cour d’appel de Paris, relevant que l’instruction pénale avait démontré la nocivité du plan “Next” et de son programme “ACT”, dont ont résulté un climat anxiogène, une vague de dépressions, de nombreux suicides, dans le but de contraindre les salariés au départ. Le lien est fait avec la situation de Monsieur F., objet du litige, qui s’est suicidé en 2014 alors que 11 suicides étaient encore recensés en 2013 et 10 suicides entre janvier et mars 2014. Le tribunal administratif relève que la synthèse du questionnaire des risques psychosociaux de l’unité locale dont relevait Monsieur F. confirmait le nombre anormalement élevé de signalements en lien avec ce climat.
Le Tribunal observe ensuite que dans le service où exerçait Monsieur F., un groupe de travail “RPS” a fait état de remontées alarmantes du médecin du travail en ce qui concerne la situation des “CHAFFS” (chargés d’affaires) qui étaient soumis à une pression grandissante dont les origines conjointes étaient l’augmentation de la charge individuelle de dossiers et la récupération de tâches administratives chronophages auparavant exercées par des services qu’Orange avait décidé de fermer. Le Tribunal note que cette situation était aggravée par l’attitude de la hiérarchie qui, d’une part, s’abstenait d’activer le système de prévention, et d’autre part, augmentait les contraintes et les pressions sur les “CHAFFS” avec, entre autres initiatives managériales, la notion d’ “interdiction de retards”, ou encore, l’exclusion des indicateurs de performance de critères aussi essentiels que la qualité du travail ou la satisfaction du client. Le cabinet SECAFI, mandaté par le CHSCT, relevait qu’une méthode grossière d’évaluation de performance, baptisée “PIC” (pour “performance individuelle comparée”), consistait essentiellement à classer les CHAFFS par nombre de dossiers traités. Un collègue de Monsieur F. témoignait de l’utilisation de cette méthode dans la situation de Monsieur F. et de ce que, jusqu’à son suicide, Monsieur F. avait la charge de l’un des cinq plus gros portefeuilles de dossiers du département.
Le Tribunal relève que Monsieur F. avait de grandes qualités professionnelles et humaines, était en charge des dossiers les plus complexes, prenait sur lui pour satisfaire l’entreprise Orange, et pourtant, n’avait pas de réelle reconnaissance de son travail ni de son expérience professionnelle.
Le Tribunal écarte par ailleurs les arguments invoqués par Orange, qui objectait en premier lieu que la situation de Monsieur F., décédé en 2014, était postérieure à la période 2006-2013 pour laquelle la société a été condamnée par le juge pénal. Sur ce point, le Tribunal administratif de Bordeaux relève que les méthodes managériales en question se sont poursuivies postérieurement à la période de prévention pénale. La société objectait par ailleurs avoir adopté des dispositifs systématiques de prévention des risques psychosociaux ; le Tribunal administratif répond toutefois que les actions en question ont été mises en place postérieurement au suicide de Monsieur F. Enfin, si Orange relevait que l’enquête de gendarmerie réalisée après le suicide concluait à un classement, le Tribunal administratif rappelle que l’enquête ne portait pas sur les faits de harcèlement moral objets du contentieux administratif.
Le Tribunal conclut ce point en observant que la dégradation de la situation professionnelle ainsi constatée a été la cause déterminante de la dégradation de l’état de santé mentale de Monsieur F., puis de son suicide, sans qu’aucun problème personnel, familial ou antécédent psychiatrique ne vienne mieux expliquer ce geste. Le Tribunal tient compte, par application de principes jurisprudentiels qui sont, sur ce sujet, constants, du dernier message écrit laissé par Monsieur F. (message qui fait uniquement référence à sa vie professionnelle devenue insupportable), et au fait que le suicide a eu lieu pendant le temps de service, dans un véhicule de service, et sur le lieu de l’une des plus importantes opérations que ce chargé d’affaires avait à traiter.
Pour les mêmes motifs, le Tribunal administratif prononce ensuite la reconnaissance de responsabilité d’Orange pour manquement à son obligation de sécurité et de protection, en violation des articles L 4121-1 et suivants du code du travail (qui sont applicables aux fonctionnaires comme aux salariés de droit privé).
En conséquence de cette reconnaissance de responsabilité pour faute, ainsi que de l’application conjointe de la responsabilité sans faute naissant de la reconnaissance du suicide en accident de service, la famille de Monsieur F. est indemnisée de plusieurs préjudices : les frais d’obsèques, les préjudices d’affection, les souffrances morales subies par Monsieur F. lui-même (puisque son droit à indemnisation est transmis à ses ayants-droits après son décès), ainsi que des troubles dans les conditions d’existence subis par l’un de ses enfants qui, du fait du choc subi par le décès de son père, n’a pu, la même année, se présenter aux examens de la formation universitaire dans laquelle il était inscrit.